Etre mère célibataire en France à la fin du 20ème siècle : action publique, identité familiale, paroles de femmes

Entretien avec Anne-Laure Garcia, auteure de “Solitudes maternelles, solidarités publiques et entraides privées: les mères célibataires dans la France de la fin du vingtième siècle” 23:4 (2016).

Qu’est-ce que votre article nous apprend sur la France moderne ?

L’article donne, tout d’abord, accès à un certain nombre de connaissances historiques concernant les politiques publiques en faveur des mères sans conjoint en France.

Qu’elles aient été désignées par les termes de ‘filles-mères’, de ‘mères illégitimes’, de ‘mères célibataires’ ou bien de ‘mères isolées’, ces femmes ont toujours interrogé un gouvernement des familles où la norme reproductive est fondée sur le concept de couple parental.

Cette définition publique d’une identité maternelle au regard d’une déviance vis-à-vis du modèle biparental fonde une réflexion sociologique sur les réseaux privés et publics au sein desquels le quotidien des mères seules est ancré. Afin de donner à comprendre la complexité des dynamiques de solidarités publiques et d’entraides privées ainsi les négociations individuelles qui y sont liées, l’article propose au lecteur un aperçu sur trois études de cas de Françaises ayant eu leur premier enfant en dehors de toute relation de couple.

Quels sont les auteurs, les concepts et théories qui informent votre travail ? Quels sont les sujets que vous abordez ? Comment vous situez-vous par rapport aux autres études sur le sujet ?

En lien avec une formation française interdisciplinaire mêlant entre autres sciences politiques, sociologie, histoire et droit ainsi qu’avec une carrière universitaire enracinée en Allemagne, mes réflexions prennent leur source dans des travaux issus d’écoles pour le moins diverses. Sont caractéristiques de mes recherches une approche théorique refusant l’opposition entre l’agent social et le cadre sociétal ainsi qu’une démarche méthodologique dont la minutie n’a cessé de croître au contact de travaux germaniques inscrits dans des stratégies d’interprétations herméneutiques.

Quelle approche méthodologique avez-vous utilisée ?

Les entretiens utilisés pour cet article ont, à l’origine, été réalisés pour une étude sur les interférences entre action publique et identité familiale. La pierre angulaire de cette enquête était ma compréhension de la comparaison en tant que  « Denkraum », qu’endroit au sein duquel la pensée peut se mouvoir. Il s’agissait ici de multiplier les perspectives sur l’objet de recherche, de l’analyser sous tous les angles, afin de pouvoir conceptualiser les croisements par lesquels les normes et valeurs portées par l’action publique peuvent participer à la structuration de l’identité familiale des acteurs (Garcia 2013, 17-19). En raison de la problématique fondant ma réflexion, j’ai choisi de mettre en place une comparaison franco-allemande et de concentrer mon regard sur un groupe à la marge : les mères seules célibataires. De ce fait, échafauder l’étude microsociologique exigea une approche ciselée.

J’ai tout d’abord décidé de réaliser des interviews longs et de soumettre leurs transcriptions à une analyse en profondeur. Il s’agissait ici d’entretiens narratifs centrés sur un épisode de vie, une technique de collecte de matériau discursif développée par Uwe Flick (2000).

Ce procédé repose sur l’hypothèse selon laquelle les acteurs mêlent leur savoir épisodique et leur savoir sémantique lorsqu’ils racontent une partie de leur passé. Autrement dit, lorsqu’elles retracent des situations concrètes dont elles ont fait individuellement l’expérience, les personnes interrogées les ancrent leurs visions du monde.

Afin de comprendre les croisements entre le cadre public et l’identité individuelle, il me fallait accéder au sens non manifeste du discours des acteurs. Pour ce faire, j’ai opté pour une méthode pour le moins acribique : l’analyse structurale d’interviews (Piret 1996 ; Hiernaux 2000 ; Demazière, Dubar 2007).

Afin d’accroître la comparabilité des études de cas, il me fallu en amont de l’étude empirique définir la population à interviewer avec des critères de sélection très stricts. Il ne s’agissait pas seulement de trouver des femmes ayant su dès le début de leur grossesse qu’elles feraient seules l’expérience de leur première maternité, mais de trouver des trajectoires les plus similaires possibles pour construire le « Denkraum » nécessaire à la conceptualisation des croisements entre action publique et identité familiale. Au niveau de la chronologie, le critère retenu fut celui de l’année de naissance de l’enfant concerné. La période choisie fut celle allant de 1977 à 1987, soit après la modification des trois législations en matière d’avortement et avant la chute du régime socialiste est-allemand. Un tel éloignement chronologique était aussi intéressant car les enfants concernés étant devenus adultes, les interviewées pouvaient faire acte de réflexion au sens étymologique du terme, c’est-à-dire qu’elles étaient en mesure de se retourner sur leur expérience maternelle. Un second critère, d’ordre géographique, fut ensuite introduit afin d’accroître la comparabilité. Une Région et deux États fédéraux ont ici été choisis : les Pays-de-la-Loire, le Schleswig-Holstein et la Thuringe. Ces zones géographiques ne sont certes pas des calques les unes des autres, mais elles possèdent des similarités permettant une meilleure mise en regard des études de cas (nombre d’habitants, degré d’urbanisation, poids des différents secteurs économiques, etc.).

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Schleswig-Holstein, Thuringe & Pays-de-la-Loire

Dans les faits, trouver des femmes correspondant à tous ces critères se révéla être une véritable quête qui dura plus d’un an. Une première stratégie d’accès aux interviewées, peu fructueuse, fut l’envoi de centaines de courriers à des associations de femmes et de familles. Face à l’échec quasi-complet de cette première approche (un seul interview), je mis en place trois autres stratégies. L’information fut ainsi diffusée par voie informelle. Des personnes ressources issues des trois zones géographiques relayèrent un mail à leurs familles, amis et collègues qui, pour partie, transférèrent à leur tour mon message à leurs réseaux. Cinq interviewées furent ainsi trouvées. Parallèlement, une approche moins orthodoxe fut développée. Sac-à-dos en main, je fis ainsi le tour des quatre villes les plus peuplées des trois zones, donc de douze villes au total, afin d’y placarder des affiches à destination des mères seules et de leurs enfants. Après plus de six-cents affiches et plus de cinq-milles kilomètres, je reçus de nombreux mails mais – en lien avec les critères de sélection – seuls cinq interviews en découlèrent. Les dernières participantes furent finalement trouvés grâce à des annonces publiées dans la presse quotidienne régionale et les journaux universitaires (quatre cas).

Comment cet article se situe-t-il par rapport à vos autres activités de recherche ?

Actuellement, mes activités de recherche se concentrent sur deux projets qui délaissent quelque peu les espaces francophones.

Une coopération avec Françoise Lantheaume, professeure des universités en sciences de l’éducation à l’Université Lumière Lyon 2 et directrice du laboratoire « Éducation, Cultures, Politiques » qui a débuté lorsque je travaillais à l’Université de Potsdam touche à sa fin. Au sein de la publication collective que nous préparons « Durer dans le métier d’enseignant », je réfléchis à la compatibilité normative entre la vocation professionnelle et la vocation maternelle des femmes exerçant dans des établissements scolaires allemands. Ce chapitre a en commun avec l’article pour Modern and Contemporary France qu’une analyse socio-historique sur le long terme – ici à partir de l’époque guillaumienne – pose les fondements de la compréhension sociologique des cadres normatifs actuellement à l’œuvre.

Depuis deux ans, je travaille également à un projet individuel qui étudie les schèmes de pensées des acteurs masculins exerçant un ‘métier d’homme’ en voie de féminisation. Ici, je me penche notamment sur les structures cognitives concernant les relations entre les différents acteurs. Ici, tout comme dans l’article pour Modern and Contemporary France, l’entraide est décelable, mais la hiérarchie et la concurrence sont également de mise. La partie empirique de ce travail repose, une fois encore, sur l’analyse structurale d’interviews.

Références citées

Demazière, Didier ; Dubar, Claude. 2007. Analyser les entretiens biographiques. Laval: Presses universitaires de Laval.

Flick, Uwe. 2000. « Episodic Interviewing ». Dans: Qualitative researching with text, image and sound – a handbook, dirs. Martin Bauer, Georges Gaskell, 75-92. London: Sage.

Garcia, Anne-Laure. 2013. Mères seules. Action publique et identité familiale. Rennes: Presses universitaires de Rennes.

Hiernaux, Jean-Pierre. 2000. « Analyse structurale de contenu et modèles culturels. » Dans: Pratiques de recherche en sciences sociales, dirs. Luc Albarello, Pierre de Saint-Georges, Francoise Digneffe, Jean-Pierre Hiernaux, Christian Maroy, et Danielle Ruquoy, 111–144. Paris: Armand Colin.

Piret, Anne, Jean Nizet, et Étienne Bourgeois. 1996. L’analyse structurale. Une méthode d’analyse de contenu pour les sciences humaines. Bruxelles: Boeck & Larcier.

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